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Lilie Bagage  

#RaysDay 2016 : Stratégie gastronomique

Chose promise, chose due !
Joyeux Ray’s Day 2016 à tous(tes) les amoureux(ses) de la lecture 🙂 Voici une nouvelle pour vous (et si vous voulez la lire sur wattpad, c’est possible aussi) :

Stratégie gastronomique

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Crédits : Sweetie87 (Flickr)

— Qu’est-ce que vous croyez qu’il prépare ? bredouilla le commis.

L’officier Talleyrand haussa les épaules. Les boucles de sa perruque argentée voletaient sous la soufflerie de la climatisation. Le profil aquilin, faussement stoïque, il se tenait sur le pont d’observation du Chaudron, vaisseau-cuisine de la flotte amirale. Puisqu’on pouvait se passer de lui, le pâtissier en chef profitait de ce temps libre pour jeter son dévolu sur la soupe étoilée de l’espace. Le spectacle de ce soir avait du goût. Un nuage d’astéroïdes d’un genre tout particulier avait élu domicile autour de la Terre. Sur la baie en verre blindé, des messages d’alerte en provenance de la planète bleue défilaient inlassablement. Les terriens expérimentaient les dégâts à coup de secousses et de saupoudrage météore. Le danger était avéré, aussi la flotte rattachée au système solaire préparait-elle une offensive.

— On dirait un croquembouche, ajouta le jeune, ébahi.

L’officier Talleyrand leva les yeux au ciel.

— Ne dites pas de sottises, Piquett. Rappelez-moi plutôt la définition d’une pièce montée.

— C’est une pyramide de choux, chef ! Des choux garnis de crème fouettée ou de crème pâtissière, superposés et recouverts par un sirop de caramel.

— Bien. Vous voyez du caramel quelque part ?

— Non, chef, mais…

— Ou de la crème ?

— Non, chef. Les choux étant fourrés, même si on le voulait, on ne pourrait pas la voir.

— Très juste. Mais reconnaissez que vos « choux » sont plutôt allongés. Et pour la pyramide, vous admettrez qu’elle n’a rien de pyramidal.

— Si vous me permettez, chef, le cône est un peu de traviole, mais…

— Ça n’a rien d’un cône, Piquett !

L’officier soupira, excédé. Le commis faisait quelquefois appel à des comparaisons qui le déconcertaient. Si l’ennemi avait été surnommé « le chapelet » par les militaires, c’est que sa forme rappelait la charcuterie, et non la pâtisserie. Son assemblage faisait étrangement écho à celui de saucisses de boucherie empilées. Et puis qui pouvait imaginer une œuvre sucrée comme une chose aussi vindicative ? L’alarme stridente du vaisseau retentit : l’attaque de la flotte était imminente.

Les vaisseaux se positionnèrent à distance adéquate du nuage d’astéroïdes, chaque proue alignée sur sa cible désignée. De leurs canons surgirent alors des myriades de billes aux reflets métalliques, pas plus grosses que des cristaux de sucre glace. Elles fusèrent à la vitesse de la lumière et percutèrent la structure rocheuse de plein fouet, à des endroits jugés stratégiques. S’il avait osé remuer les lèvres une nouvelle fois, le commis aurait souligné que le découpage était mené de façon traditionnelle, à savoir entre chaque chou de la pièce montée – qui n’avait définitivement rien d’une pièce montée, se serait offusqué Talleyrand.

Dans le silence de l’espace, les explosions simultanées produisirent des tonnes de miettes brunes qui vinrent brouiller la vue des spectateurs. On retint son souffle. Puis, lorsque la poussière se dispersa enfin, la scène dévoilée provoqua des exclamations sur le pont d’observation du Chaudron. Une partie des astéroïdes s’était bien séparée de la masse, mais seulement pour migrer jusqu’au satellite naturel le plus proche et reformer une structure de taille plus modeste. Désormais, la Terre et la Lune se trouvaient chacune entourée d’un amalgame de roche veinée d’ambre. De nouveaux messages paniqués affluèrent sur la baie d’observation. L’officier Talleyrand se mordit les lèvres : sa mère l’attendait sur la Lune. Chaque année, il lui rendait visite afin de lui concocter son gâteau d’anniversaire. Si cette histoire n’était pas très vite réglée, il n’y aurait sans doute plus aucun anniversaire à célébrer.

L’alarme du vaisseau-cuisine retentit derechef. L’appel ressemblait au sifflement d’une cocotte-minute : on les convoquait d’urgence aux fourneaux.

— Au pas de course, Piquett !

— Oui, chef !

Ils s’élancèrent jusqu’aux nacelles d’élévation, direction le pont supérieur. Là, toute la brigade se tenait déjà en place pour le grand show de la soirée. L’officier de bord, à la fois chef cuistot et commandant du Chaudron, s’agitait sous une toque laiteuse, armé de sa louche en cuivre ; les dix chefs de partie et leurs sous-fifres s’activaient devant leurs pianos frémissants, accompagnés par le millier de commis, chacun à son poste : plonge, sauces, montage, viandes… La radio diffusait Fréquence Marmite pour plus d’entrain dans l’exercice culinaire.

— Que se passe-t-il ? demanda l’officier Talleyrand alors qu’il s’équipait déjà de sa combinaison de travail – un tablier jaune soulignant sa passion pour la confection de tartelettes au citron.

— On a reçu une missive du vaisseau amiral, répondit le commandant. La dernière offensive a été peu concluante.

On ignorait beaucoup de la bête, jusqu’à ses origines.

On supposait qu’elle étouffait les astres comme de vulgaires souris pour ensuite les gober tous crus, sans même les assaisonner. Personne n’avait jusqu’à présent eu la chance d’observer ses techniques de prédation, aussi n’était-on sûrs de rien, sinon de son régime alimentaire : on savait ce que le chapelet ingurgitait puisqu’on savait ce qui disparaissait. Les experts se demandaient encore comment la bestiole avalait : aucun orifice n’avait été repéré à la surface de ses protubérances. La digestion demeurait elle aussi un épineux mystère. Seul le résultat de cette dernière avait pu être décortiqué, et il se résumait à un porridge stellaire. Quelquefois, on y retrouvait de gros morceaux composés de nickel ou de fer, preuve que les noyaux n’étaient pas bien assimilés par la créature. Le tableau de chasse du chapelet comprenait déjà une demi-douzaine de lunes – des lunes résidentielles sans grand intérêt commercial ou militaire, d’où la passivité des pouvoirs galactiques ; l’animal s’attaquait depuis peu à plus grosse proie pour ses en-cas. La Terre avait attiré son attention, ce qui mettait tout le monde dans l’embarras, à commencer par la présidente du Conseil galactique qui possédait trois villas sur cette planète touristique. Hors de question que ses prochaines vacances soient compromises par de vulgaires chipolatas de l’espace.

— Qu’est-ce qu’on attend de nous, au juste ?

— À part préparer le dîner, vous voulez dire ? Lisez vous-même.

Le commandant tendit la tablette de communication à son pâtissier. Le message nommait précisément l’officier Talleyrand et était signé par l’Amiral de la flotte.

— On me demande ? Moi ? s’exclama le pâtissier. Mais pourquoi ?

Il s’étonnait que l’on puisse connaître son existence en dehors du vaisseau-cuisine.

— Ce n’est pas précisé, mais le message possède un caractère urgent. Vous êtes attendu sur le vaisseau amiral, vous feriez mieux de filer.

Les paumes rendues moites par cette convocation impromptue, Talleyrand se précipita vers l’une des papillotes du four – ainsi qu’ils surnommaient les sas de téléportation du Chaudron. Un commis se chargea de régler le thermostat à bonne température. Un coup de chaud plus tard, il prenait le thé avec l’Amiral et l’ensemble de ses officiers sur le pont de commandement du Titan. La tension était palpable. On versa une lichette de lait dans chaque tasse afin d’adoucir l’atmosphère. L’Amiral, un quinquagénaire aux rouflaquettes aussi drues et rousses que sa moustache, conserva les sourcils froncés tandis qu’il sirotait son infusion. Sa prise de parole fit tressaillir le pâtissier.

— Officier Talleyrand, nous avons besoin de votre savoir-faire.

— Je vous demande pardon, Amiral ?

— Officier Potimarrant, veuillez présenter le résultat de votre étude ! tonna le dirigeant de la flotte.

Le sous-fifre afficha une collection de graphiques sur les écrans. Voyant la mine déconfite du pâtissier, il entreprit de synthétiser les données présentées :

— Après étude, nos scientifiques ont déterminé avec exactitude le régime alimentaire de notre ennemi. Ce dernier est tellurivore à caractère osmophile et lipophile.

— Ce qui signifie ? s’enquit Talleyrand.

— Il aime bouffer des planètes où l’on trouve du sucré et du gras, traduisit l’Amiral.

Ça se tenait, admit le pâtissier. Jusque-là, le chapelet n’avait dévoré que des lunes habitées par l’homme et, en matière de sucre ou de graisse, l’espèce humaine avait prouvé qu’elle était une championne galactique toute catégorie.

— D’accord. Mais alors en quoi, Amiral, mon talent pourrait vous être utile ? Bien que je sois touché de l’intérêt que vous portez à mon travail d’artisan, je doute que l’un de mes éclairs au café, ou l’un de mes babas au rhum sauve la gala…

Le pâtissier s’interrompit soudain. Du gras, du sucre. Il commençait à cerner l’idée qui avait enflé un peu plus tôt dans l’esprit des stratèges, tel un soufflé au fromage bien doré dans son moule.

Et Talleyrand eut soudain envie de créer un nouveau dessert.

***

Les Terriens et les Séléniens avaient tremblé comme de la jelly avant que le génie pâtissier et militaire ne les tire de ce mauvais pas.

Quelques jours plus tard, l’officier Talleyrand se retrouva encore sur le pont d’observation du Chaudron. Cette fois, il n’y avait pas qu’un seul commis à ses côtés, mais des centaines en face de lui, venus écouter son récit inspirant. Suite à l’anéantissement de l’ennemi, l’officier Talleyrand inaugurait les cours magistraux de Stratégie gastronomique au sein même du vaisseau-cuisine. Le dessert qui avait conduit à la victoire, il l’avait imaginé aussi gros qu’un Soleil, formé en couches de crème et de génoise imbibée d’alcool, garni de fruits confits, de poudre d’amande et de caramel au beurre salé. Le chapelet n’avait pas pu résister à une telle proie. En son centre, le pâtissier avait laissé les hommes d’armes y dissimuler une fève de leur cru. Une fève explosive.

Son exposé terminé, les papotages bouillonnèrent et les questions fusèrent. Une seule retint véritablement son attention :

— Et ce gâteau, chef, celui qui a aidé à détruire le chapelet, comment vous avez décidé de l’appeler ?

Le regard du pâtissier se fit pensif. Il n’avait pas encore pris de décision là-dessus. Après un moment d’intense réflexion, il se mit à rire, d’un rire un peu gras – et sucré.

— « Diplomate », trancha-t-il. C’est approprié, n’est-il pas ?

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