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Lilie Bagage  

Perfecto (2)

Partie 1

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Elle me connaît bien. Chaque année, ce marché est l’occasion pour moi de repartir à la recherche de LA veste en cuir qui me fait rêver. Oh bien entendu, je ne parcours pas exclusivement les contrées Vintage avec cet objectif. L’extraordinaire en matière de stylisme a tendance à attirer mon regard et mon porte-monnaie, et je ne me suis jamais privée d’acheter un pantalon funky ou une combinaison à pois. Mais disons que, courir après ce perfecto année après année représente ma quête personnelle du Graal vestimentaire. Un fantasme de mode. Un but inatteignable. Je l’imagine d’un noir ou brun très sombre, avec une coupe cintrée, un petit côté rock rendu par des bandes rouges ou jaunes sur les épaulettes, et une ceinture intégrée pour serrer à la taille, façon motarde… Ajoutez à cela qu’il me faut trouver quelque chose qui corresponde à mes minuscules mensurations. Et puis, étant très exigeante lorsqu’il s’agit de cuir, j’attends que la matière soit marquée par le temps, mais sans être abîmée ou tâchée. Autant dire que je recherche l’impossible dans un marché constitué majoritairement par de l’occasion… C’est ce qui fait l’attrait de la chasse, et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles je reviens chaque mois de juin.

Le plaisir d’un voyage temporel au cœur de Lyon en est une autre. Au milieu de ces habits aux coupes anciennes, la balade au passé n’est pas seulement visuelle. Elle vous étreint les cinq sens et s’arrange pour que vous soyez complètement transporté vers une époque lointaine. J’adore l’odeur si caractéristique des matières vieillissantes, elle me rappelle celle des feuilles mortes à l’automne, celle du grenier de mes grands-parents, celle du papier jauni par les années… L’olfactif s’accompagne du toucher. J’aime passer mes mains sur les tissus, découvrir la tension entre les fils, admirer le travail du couturier, sentir les fibres usées sous mes doigts. Et alors que l’on me tend un coussin à déguster pour ravir mes papilles, je me laisse emporter par les mélodies joyeuses de rock’n’roll ou de disco et le voyage est désormais entier. Oh, bien entendu l’année de destination reste indéfinie car je ne cesse de changer de décennie, mais qu’importe d’arriver à un « quand» lorsqu’on peut en traverser et en ressentir des dizaines. Un Borsalino posé sur ma tête, et me voilà de retour dans les années trente. Quelques minutes plus tard, un sac 2.55 entre les mains, le saut temporel me conduit en 1955 pour saluer une certaine Coco.

Et puis, au milieu de mes pérégrinations, je m’arrête, saisie. La voilà, devant mes yeux et entre mes mains, la petite merveille que je ne pensais jamais trouver. Tout y est, le cuir, la coupe cintrée, les bandes teintes de jaune canari sur les épaules, la ceinture à la taille…! Je ne peux réprimer un éclat de rire tellement je suis joyeuse de ma trouvaille. J’en oublie presque de regarder le prix, qui est élevé mais compréhensible étant donné la qualité de l’article. Je tourne et retourne la veste ; aucun défaut ne semble apparent. Les épaules paraissent larges, mais pour la taille il est toujours nécessaire de vérifier. Le détaillant me regarde d’un air réjoui, sans doute assuré d’avoir dégoté une cliente. Il m’indique qu’une cabine d’essayage est disponible: « Avec une large glace, profitez-en tant qu’elle est libre ! ». Je saute donc sur l’occasion et, munie de mon trésor, me cache derrière le rideau. C’est aussi étriqué que dans un photomaton pour Lilliputiens là-dedans, mais le miroir est indispensable et il n’y en a pas d’autre. Coralie m’aurait fait remarquer – à juste titre – que fermer le rideau était une précaution inutile, mais j’apprécie le côté privatif de la phase d’essayage, et tant pis si cela accentue l’étroitesse de l’endroit.

Sourire aux lèvres, j’enfile une manche, puis l’autre… Ajuste le perfecto au niveau des épaules, tire la fermeture à glissière et fixe le col à l’aide des boutons pression. Serrant la ceinture à la taille, je tourne sur moi-même, histoire d’admirer le cuir sous toutes les coutures et la coupe que je désirais tant. Encore surprise d’être tombée sur cette merveille, je traverse le rideau avec entrain et lance un «Je la prends !» enjoué à destination du…

Du vendeur qui a apparemment disparu. En emportant avec lui l’ensemble de son stock, et la totalité des stands. L’a remplacé un espace chargé de meubles et ressemblant vaguement à une chambre. Au-dessus de ma tête, le toit du hangar a été troqué contre un plafond très élevé ; la lumière du jour provient non plus de verrières, mais de hautes fenêtres comme on en trouve dans les anciens appartements de tisseurs lyonnais. Le marché entier s’est volatilisé, et avec lui la foule pourtant grouillante il y a quelques secondes à peine. Cependant, un parfum rétro persiste dans l’air. Le tapis sous mes pieds arbore des motifs psychédéliques. A ma gauche, l’armoire en bois, peinte avec un orangé éclatant, est décorée d’autocollants fleuris, façon Hippie. J’entends les Beatles qui entonnent leur tube «Let it Be» sur un transistor à ma droite. Et le duo Mike Jagger – Keith Richards, placardé au mur en noir et blanc, me toise, faussement agacé par le programme radiophonique diffusé.

Ce serait un euphémisme que de parler de désorientation. En plus d’avoir migré dans l’espace, j’ai l’impression bizarre d’avoir changé de temps. Je ferme les yeux et les réouvre plusieurs fois, mais les Rolling Stones persistent devant moi et aucun stand ne refait surface. Je balbutie un timide «…Cora ?» me doutant pourtant bien que personne ne me répondra. Impossible pour moi d’expliquer ce que je fais là, au beau milieu de cette pièce inconnue alors que, peu de temps avant, je déambulais au sein d’un marché immense et familier. Mon pouls s’accélère, la légère angoisse ressentie au début laisse place à une peur grandie. Est-ce que j’ai perdu connaissance ? Je ne me souviens de rien, et encore moins d’avoir reçu un coup sur la tête ou de m’être évanouie. D’ailleurs, après une rapide vérification, je n’ai aucune trace de contusion ou commotion. Qui m’a amenée jusqu’ici, et comment ? Je n’ai pas pu venir seule dans ce lieu totalement étranger par mes propres moyens ! Peut être que l’on m’a droguée à mon insu, mais l’idée me paraît complètement saugrenue. J’étais tranquillement en train d’enfiler un vêtement ; si j’avais croisé quelqu’un de suspect, je m’en serais souvenue… Puis, une autre pensée vient me tarauder l’esprit : qu’est-il arrivé à la cabine d’essayage ? Je reconnais que c’est là une question totalement absurde et mineure ; étant données les circonstances il aurait peut-être été plus sage que je m’interroge plus amplement sur ma condition mentale. Mais, à ce moment précis, je ne parviens pas à détacher mes pensées de la cabine, qui suivant toute logique avait dû disparaître elle-aussi. Afin de confirmer cela, je pivote vivement. Je ne peux alors retenir un cri d’effroi.

Si le rideau n’est plus là, le miroir, lui, me fait face. Et me renvoie une silhouette qui ne me ressemble pas. Mes cheveux bruns et raides ont laissé la place à un casque de boucles d’un auburn artificiel habillé d’un foulard à pois. Mes yeux, pourtant grands et noisettes, sont devenus étroits et verts. Je passe mes mains et pince ces joues dorénavant bombées et fardées de rose, ce nez nouveau en trompette. Je ne suis pas en train de rêver. Celle du miroir affiche bien cinq ans de moins, dix kilos de plus et est entièrement revêtue de cuir. Le perfecto reste le seul élément inchangé. Là-devant, ce n’est pas moi, et pourtant… Pourtant, je suis elle. Incontestablement elle. Mes mouvements conditionnent ceux du reflet. Ce masque de panique dans le miroir est identique à celui qui fige mes traits depuis quelques secondes. La situation est grave, mais la peur laisse peu à peu la place à l’incrédulité. Je crie de nouveau, moins par nervosité que pour ré-entendre ma nouvelle voix. Nasale et aiguë. La poisse.

Il faut se rendre à l’évidence. Si je n’ai pas basculé dans la folie ou dans un sommeil paradoxal, j’ai… manifestement changé de corps. Et d’époque, étant donnée la tenue dont je suis affublée et le décor qui m’entoure. Je suis incapable d’en expliquer le pourquoi ou le comment, mais les faits sont là et mes sens me trompent rarement. Mon regard s’attarde sur un numéro du Progrès abandonné sur le parquet. La date de publication, implacable, vient confirmer mes conclusions : avril 1970. 1970 !

L’animateur radio assène le coup de grâce avec un joyeux «… sans aucun doute avec plaisir, chers auditeurs, que vous venez d’écouter avec nous la dernière chanson de ces quatre garçons dans l’vent, ça s’intitule «Let it Be» et c’est déjà un succès Outre-Manche…».

Malgré moi, un petit rire m’échappe. Par acquit de conscience, j’effectue un ultime test: j’ôte le perfecto, attend quelques secondes un effet qui ne souhaite visiblement pas arriver, puis remet la veste sur mes épaules. Je ne vais pas le cacher, j’apprécie l’improbable lorsqu’il se manifeste, et je suis une adepte de l’incroyable. Il faut reconnaître que c’est le genre de situations qui contribuent à pimenter la vie, et la mienne est souvent monotone. M’est avis qu’il est préférable de prendre les choses comme elles viennent, et d’éviter de se poser trop de questions. Quitte à en profiter un peu. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de découvrir un autre temps ! L’occasion est à saisir impérativement. Et tant pis si, au final, tout cela n’est qu’une expérience onirique ; mes sensations actuelles, elles, sont bien réelles, et j’espère qu’il en sera de même pour mes souvenirs.

Tout d’un coup, la porte de la chambre s’ouvre en trombe. Un jeune homme, cheveux noirs luisants, moustache fournie, fait son apparition et m’embrasse fougueusement avant même que j’aie pu réagir. «Salut ma Loulou ! T’es prête ? Pierre nous attend, je lui ai dit qu’on le rejoindrait le plus tôt possible… Ça va ? T’as pas l’air dans ton assiette aujourd’hui…T’as pas oublié quand même ?». Mon mutisme et mon air ahuri l’incitent à poursuivre : «L’anniversaire de Suzie, ça te dit quelque chose ? Allo, on se réveille, ma belle ! Prends ton casque, on file dare-dare.». Je marmonne un «oui, oui» mal assuré et fait mine de chercher l’équipement de motarde, excellent prétexte pour découvrir le reste de l’appartement. Le petit salon accolé à la chambre fait aussi office d’entrée. Moins coloré que la pièce à coucher, sa fantaisie réside uniquement en la présence d’une paire de fauteuils bulle et d’une lampe à lave. Le reste de l’ameublement est un curieux mélange de bois massif et de formica. La radio s’arrête de chanter. Alors que je me dirige vers ce qui semble être une alcôve réaménagée en coin-cuisine, j’entends derrière moi une voix teintée d’impatience: «Mais qu’est ce que tu fiches, au juste ? Tiens, il est juste là ! Dis-donc, les yeux ne sont pas en face des trous, j’ai l’impression… Tu es sûre que tout va bien ? Tu n’es pas très causante ce matin, pour un moulin à paroles… ». L’inconnu me tend un casque boule, puis se ravise et vient le placer lui-même sur ma tête, attachant fermement la sangle sous mon menton. Je le rassure par un sourire, qu’il me rend en l’accompagnant d’un baiser sur mon nez.

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